J’existe encore

 

Catherine THOMAS-ANTERION, neurologue,

membre de l’Observatoire B2V des mémoires

 

Le travail du photographe est une nouvelle fois vraiment et pleinement un travail d’artiste. En aucun cas, il n’illustre un cours de neurologie.

Bien qu’artistique et très original, il n’est pas non plus décoratif, esthétisant ou anecdotique. Il ne raconte pas des histoires.

Carl Cordonnier travaille de longue date avec l’équipe du CM2R de Lille, notamment le dr Florence Lebert (psycho-gériatre) et le Pr Florence Pasquier (neurologue) et connaît les maladies entrainant une altération cognitive. Il sait faire oublier l’objectif et il sait prendre des instantanés.

Il s’agit dans J’existe encore de portraits à la manière d’un déroulé de photos (rappelant les prémisses du cinéma) qui présente des personnes et trois maladies : la maladie d’Alzheimer, la maladie avec corps de Lewy et la dégénérescence fronto-temporale.

 Nous ne décrivons pas ces reportages, n’étant pas critique d’art et pour ne pas modifier le premier visionnage (il faut les voir plusieurs fois tant ils sont riches).

Nous soulignons seulement la force des protagonistes qui crèvent l’écran (et pour certains, la force des proches) : aucune fadeur, aucune complaisance, aucune mise en scène. Le document est bien entendu soigneusement scénarisé et la facture est très réaliste (très nouvelle vague).

Ainsi pour le médecin qui a pourtant l’habitude de côtoyer ces malades, on sort franchement de la « représentation » habituelle de la maladie et on voit, entend, écoute « en prise directe » des personnes malades. Le grand public ne peut qu’ être surpris au vu des stéréotypes fréquents sur les maladies démentielles (de mens : hors de l’esprit). Il peut être surpris, ému, effrayé, troublé, touché.

Ce documentaire montre la symptomatologie différente des trois maladies qui ont la particularité de toucher des sujets jeunes et d’être évolutive. L’image du photographe et la technique du photomontage qui se déroule dans un temps long soulignent naturellement ces deux aspects : pas besoin de le dire, ça se voit !

Dans la maladie d’Alzheimer, la perte de la mémoire est très présente. Dans cette maladie, le voyage mental dans le temps qui permet d’accéder aux souvenirs contextualisés (les souvenirs épisodiques) est altéré et les patients ont du mal à récupérer les souvenirs du passé, à consolider l’ici et maintenant et à se projeter dans le futur. Toutefois, d’autres fonctions cognitives sont altérées notamment les fonctions instrumentales : le langage, les gestes, la reconnaissance des lieux et des personnes et les fonctions exécutives (prise de décision, mémoire de travail, inhibition etc.).

De façon très maligne, Carl Cordonnier filme et interroge le malade qui parle de la perte, tandis que la poursuite de certaines activités, les relations fortes avec sa famille et ses amis soulignent toute la complexité de la maladie et le maintien relatif (voire entier) de l’identité (sorte de continuité dans le temps en lien avec la mémoire sémantique) et de la vie affective et émotionnelle. 

Dans la maladie avec corps de Lewy, les symptômes sont plus variables d’une personne à l’autre. Le plus souvent, il existe un syndrome parkinsonien avec une difficulté plus ou moins grande à se mouvoir, une atteinte des fonctions exécutives et des difficultés visuo-spatiales ainsi que la survenue d’hallucinations notamment visuelles. Entendre le récit de vie qu’a choisit Carl est édifiant. Du point de vue « pédagogique », on comprend que l’accompagnement de cette maladie ne sera pas le même que la maladie précédente. Dans ce document, la parole lucide d’une jeune femme malade crève l’écran.

Dans la dégénérescence fronto-temporale, les troubles comportementaux sont à l’avant-scène avec des bizarreries, lubies, stéréotypies, pertes des convenances tout d’abord mal compris et ensuite très difficiles à vivre socialement. Dans ce troisième document, Carl Cordonnier rend compte de ce qui ne se voit pas notamment au début de la maladie. L’épouse témoigne de l’impact sur la vie du couple. Enfin, des malades ensemble sont filmés et là encore, le photographe nous surprend. Dans une maladie qui touche gravement la cognition sociale et les échanges, les échanges sont possibles et parfois enjoués et complices !

Nul doute que ce documentaire et ces documents témoignent d’une façon originale des maladies neurodégénératives et puissent être un support d’enseignement auprès des soignants (des aides soignantes aux médecins), des travailleurs sociaux qui ont souvent une connaissance théorique de la maladie ou seulement à travers des « cas difficiles » qui ne représentent pas l’ensemble des malades et des maladies, des chefs d’établissement et des décideurs du monde médico-social (plus simple que de convier ceux-ci aux consultations des docteurs ou au domicile des malades).

Le grand public doit pouvoir y trouver de l’intérêt en dehors de tout sensationnalisme, prosélytisme ou angélisme versus ce qu’il a vu et entendu dans les médias, au cinéma, lu dans les romans ou simplement vécu dans son entourage.

A l’époque des complots, des doutes quant au fait que les maladies existent vraiment ou ne soient pas plutôt des constructions intellectuelles, ou encore des certitudes qu’aucune connaissance dans la compréhension des maladies ne peut venir de l’observation singulière, donner la parole aux personnes malades est une épreuve de réalité, de bienveillance et de salut (santé) publique !

Octobre 2018

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